Légende d'un dormeur éveillé
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
et de baiser sur cette bouche la naissance
de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre
à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
et me gouverne depuis des jours et des années
je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie
et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.
Commentaire :
Robert Desnos fait partie de mon Panthéon personnel de mes
poètes favoris au même titre que Louis Aragon, Jacques Prévert et Victor Hugo.
Je l’ai étudié en tant qu’élève, en tant qu’étudiante en Lettres modernes et en
tant que professeur de français. A chaque fois, je redécouvre cette musicalité
dans les vers, sa capacité en quelques mots à exprimer son amour, sa souffrance
ou son engagement dans la résistance qui le mena dans les camps de
concentration. Et si je devais retenir un seul poème, ce serait celui-ci :
« J’ai tant rêvé de toi que tu perds
ta réalité.. »
Aussi, quand j’ai vu que, parmi la sélection d’Octobre, se
trouvait l’ouvrage de Gaëlle Nohant, en ai-je été ravie. Ma joie s’est un peu
estompée à la lecture de la première partie. J’ai même été agacée non par le
parti pris d’évoquer la vie de Robert Desnos comme celle d’un personnage
romanesque, mais par ce côté parisianiste qui voit défiler page après page des
célébrités. J’ai eu l’impression d’assister à un bal mondain où se seraient
mêlés, dans une atmosphère superficielle André Breton, Louis Aragon, Jacques
Prévert, Antonin Artaud… Et parmi eux, Robert Desnos discutant avec l’un,
trinquant avec l’autre ou croisant le fer avec un énième convive brillant.
Heureusement, après ce début quelque peu raté, Roberts
Desnos prend corps pour devenir cet homme que j’ai toujours admiré : celui
qui s’est battu au nom d’un idéal et s’est engagé dans la résistance. Toute la
partie consacrée à l’occupation m’a passionnée, d’abord parce que c’est une
période qui me fascine mais aussi, parce que Gaëlle Nohant a su rendre compte
d’une période trouble et frileuse où peu de gens choisirent de résister. Et la
Résistance de Robert Desnos, ce ne sont pas seulement des mots mais aussi des
actes courageux. Quelle force d’âme il lui a fallu pour rester à Paris alors
que les arrestations se multipliaient et que l’étau se resserrait sur
lui ! Il aurait pu, comme l’a fait Paul Eluard, se cacher quelque part en
attendant la fin des hostilités. Je dois dire que j’en avais mal au cœur quand
on est venu l’arrêter.
J’ai apprécié, ensuite, que l’auteur choisisse de quitter la
voix de Robert Desnos pour prendre celle de Youki quand elle a abordé les mois
où le poète a connu l’enfer. Plutôt que de nous faire vivre à ses côtés ces
mois de violences et d’humiliations, exercice, à mon avis, difficile voire
impossible –comment parler de l’innommable quand on ne l’a pas vécu ?-
Gaëlle Nohant se glisse dans la peau de Youki pour évoquer les mois d’absence,
de silence et d’attente qui ont suivi la déportation du poète. Cette partie est
émouvante, on attend avec Youki des nouvelles, on s’accroche à celles qui
arrivent -il est vivant mais malade,
quelque part à Terezin- bulles d’espoir qui éclatent quand on apprend sa mort.
Et le chagrin de Youki devient nôtre.
En conclusion, je dirais que c’est un livre qui,
progressivement, m’a offert des émotions de plus en plus fortes. J’en remercie
Gaëlle Nohant et « Elle » de m’avoir permis de découvrir
« Légende d’un dormeur éveillé ».
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